Par Jean-Pierre LOUNDOUBI
Au cours de la Conférence nationale souveraine (CNS) en 1991, nous condamnâmes verbalement les gouvernants qui avaient commis des actes gravissimes dans l’exercice de leurs fonctions respectives, puis nous leur pardonnâmes. À ce sujet, nous avons tous encore en mémoire la cérémonie pathétique de "lavement des mains" organisée par la classe politique d’alors et sa résolution, au fond non sincère : "plus jamais ça", parlant d’assassinats et de tant d’autres crimes politiques et économiques.
Mais quelle ne fut pas notre surprise de voir, à peu près cinq années plus tard, en 1997, les heureux bénéficiaires de notre générosité récidiver à travers une guerre meurtrière et destructrice, injustifiée et injustifiable du point de vue de l’intérêt national, guerre qui, depuis lors, a fait de la République du Congo le Pandémonium du continent africain.
N’empêche qu’aujourd’hui encore, on entend des voix s’élever çà et là pour exiger un pardon de plus à l’endroit des mêmes personnes, sans que rien n’indique qu’il sera cette fois-ci payant pour le Congo. C’est à se demander si la majorité des Congolais comprennent réellement le contenu philosophique du concept de pardon et les conditions nécessaires à son octroi; et c’est pour mieux éclairer cette compréhension que je me fais le devoir de rappeler ici ce que le philosophe français Vladmir JANKÉLÉVITCH nous enseigne sur le pardon afin que désormais nous envisagions d’y recourir pertinemment.
Vladmir JANKÉLÉVITCH nous rappelle l’évidence que dans une société humaine les règles de Droit protègent les droits et libertés des individus et groupes et partant, toute personne lésée dans ses droits, qui pardonne au fautif, renonce volontairement à la défense de ses intérêts, autrement dit, à son droit de poursuites pénales afin d’exiger de son offenseur réparation du préjudice subi.
Ainsi, le pardon est un don gratuit de l’offensé à son offenseur. Lui seul peut le lui accorder et non pas la justice qui, elle, fonctionne sur un autre principe : celui du donnant-donnant, qui veut qu’à chaque faute soient prévues une sanction ou une peine de condamnation correspondantes ainsi qu’un gradient des dédommagements au passif du fautif.
Une fois la faute ou la culpabilité prouvées, le droit doit être dit, la sanction immédiatement appliquée et seuls les cas dans lesquels l’accusation n’est pas prouvée conduisent au non-lieu, à innocenter l’accusé qui dès le lancement du processus judiciaire est toujours présumé innocent. Il ne s’agit pas là d’un pardon, mais du résultat négatif (pour l’accusation) d’un examen judiciaire des faits, de la manifestation éclatante de l’esprit d’équité du juge et de la loi.
Pour qu’il y ait pardon, pose Vladmir JANKÉLÉVITCH, il faut que soient réunies les conditions suivantes :
a) un événement daté, c’est-à-dire une faute commise par une personne donnée à un moment donné de sa vie
b) dans sa relation ou son rapport avec une autre personne chez qui cette faute cause de la douleur
c) que cette deuxième personne, quelque peu blessée, renonce par devoir de charité à son droit d’exiger réparation de l’offense subie et ce, parce qu’elle a constaté que son offenseur souffre, lui aussi, de lui avoir causé du tort, regrette amèrement son geste.
La douleur éprouvée des deux côtés : par le fautif et par l’offensé, est purifiante en ceci que pour l’offensé, pardonner c’est distinguer entre l’humain qui a commis la faute et la faute qu’il a commise afin de lui donner la chance d’évoluer vers des actes positifs dans sa relation prochaine à autrui.
Le pardon instaure alors un ordre relationnel nouveau entre les deux pôles. Ainsi on peut évidemment constater que le pardon est la réponse du cœur de l’offensé qui convertit gratuitement ce qu’il reçoit, le mal et la méchanceté du fautif, en une intention de paix perpétuelle.
De cette manière, on comprend combien, dans son rapport avec le fautif, le pardon est pour l’offensé un geste de rémission totale et définitive de l’offenseur, non pas qu’il aime la méchanceté, mais le méchant lui-même. Puisqu’il pardonne au fautif à cause de sa faute et l’aime malgré sa faute. Abandonnant son orgueil, il pardonne parce qu’il reconnaît que tout homme est faillible ou pécheur, y compris lui-même.
Et Vladmir JANKÉLÉVITCH de distinguer entre le pardon psychologique et le pardon moral.
Le pardon psychologique est déclenché par des offenses qui visent un individu donné : l’offense personnelle va porter atteinte à mon amour-propre et mon intérêt-propre. J’ai le choix entre donner à mon offenseur la chance de s’humaniser, en ne le cristallisant pas dans sa faute, en ne l’identifiant pas avec son acte, donc en lui pardonnant ou défendre mes intérêts en portant ma cause devant la justice pour obtenir réparation du préjudice que j’ai subi.
Le pardon moral est quant à lui déclenché par les péchés qui visent alors les valeurs morales. Le péché est par excellence un attentat manqué contre les valeurs; manqué car les valeurs sont intemporelles, indestructibles, inattaquables. Elles sont en effet intemporelles puisque dans la vie morale le temps importe moins que la façon dont on l’occupe. Occupe-t-on son temps en posant des actes positifs, bons pour l’humanité et les membres de sa communauté nationale ou locale ou l’occupe-t-on au contraire à poser de mauvais actes ? C’est finalement ce que l’histoire retiendra du passage de chacun de nous ici-bas.
Pour illustrer ce propos par des exemples de terrain, constatons si les actes posés pendant la guerre de 1997 et ses récurrences de 1998 et 1999 sont d’ordre psychologique, visant les intérêts d’un individu particulier ou moral, visant les valeurs générales, et suivant la réponse, soumettons-les au traitement approprié.
À propos de ces actes de guerre, nul besoin d’insister sur ce qui saute aux yeux, à savoir qu’ils ont détruit des vies humaines, banalisant la mort en la donnant gratuitement et massivement à des innocents, ils ont contribué à détruire le principe même du respect de la vie.
Les guerres ont en effet donné aux combattants l’occasion de violenter les femmes, bafouant ainsi le droit sacré de la femme de disposer librement de son corps, en n’offrant ses faveurs sexuelles qu’exclusivement à un homme de son choix.
Les guerres ont contribué à détruire l’amour, la fraternité, la parenté, à travers la destruction physique et morale des familles, des groupes d’amis, de leur cadre de vie et leurs habitus; le principe de l’inviolabilité de la propriété privée, du respect du bien public, de l’effort, du travail bien fait, d’honnêteté et du mérite.
L’idée de justice et d’équité, de l’aspiration des citoyens au bien être économique et social; l’idée du progrès scientifique et technologique; la nécessité de garantir une bonne santé physique et mentale aux citoyens, de par un système public de santé fiable, une espérance de vie raisonnable, un accès équitable à une bonne éducation de base et une vie culturelle enrichissante et épanouissante.
Les guerres ont anéanti l’idée même de garantir aux citoyens la sécurité physique à travers un système de sécurité publique sûr et équitable, de même que celle de leur sécurité alimentaire et des soins de santé physique et mentale.
Ces destructions touchant aux valeurs morales, sociales et économiques, comment les ranger autrement que sous le concept de crimes contre l’humanité, lesquels relèvent du domaine du droit donc des juridictions nationales et mondiales et non de la charité individuelle du citoyen congolais ?
Or Vladmir JANKÉLÉVITCH souligne qu’en cas de péché, d’attentat contre les valeurs, il n’y a que deux solutions possibles : soit qu’il n’y a rien à pardonner, le crime n’a pas été commis, soit que le crime est impardonnable. Tout en insistant sur le fait que la mauvaise intention est inexpiable, irréparable car si le temps peut atténuer progressivement la douleur, autrement dit les effets de la faute, il ne peut hélas anéantir le fait de la faute, c’est-à-dire le "fait-d’avoir-fait" la faute; cela explique que toute faute est théoriquement imprescriptible. Comme "un crime contre l’humanité n’est pas mon affaire personnelle, pardonner dans ce cas ne serait pas renoncer à mes droits, mais trahir le droit". La rancune étant dans ce cas là une fidélité constante aux valeurs et aux martyrs : celles et ceux qui ont payé de leur vie le crime commis. A quoi s’ajoute le fait que seuls les vivants peuvent perpétuer le souvenir des morts en commémorant les événements marquants de leur vie ici-bas.
C’est en effet en gardant présents dans la mémoire collective d’une société les grands actes qu’ont posés les morts et les idéaux pour lesquels certains d’entre eux ont été arrachés à la vie, parfois dramatiquement, à l’exemple récent des martyrs Bruno OSSEBI, sa femme et leurs deux filles, que ces actes et ces idéaux se transmettront de génération en génération et serviront d’enseignements à la postérité.
Effacer ce souvenir des morts de la mémoire collective et pardonner à ceux qui leur ont ôté la vie par pire méchanceté donc pardonner leur crime contre l’humanité, loin d’être un acte de générosité est un crime de plus contre l’humanité d’autant que ce pardon, non seulement rend le droit inutile en garantissant aux criminels une impunité totale et imperturbable, mais en plus, tue pour la deuxième fois les morts, en faisant que plus personne ne veuille les ramener à la vie de par l’évocation du souvenir de leur passage sur terre.
Suspendre le droit est pour les criminels un permis de toujours tuer et d’instaurer une société sans foi ni loi ou la seule loi, s’il en ait une, est leur seule volonté arbitraire. Le pardon de 1991 est à cet égard une illustration archétypale.
Bien entendu, Vladmir JANKÉLÉVITCH reconnaît qu’avec la mort de l’offensé l’oubli aura le dernier mot, mais paradoxalement, l’oubli rend le pardon inutile en coupant la relation entre le fautif et l’offensé. Quoi qu’il en soit, l’oubli est une amnésie et non une amnistie. C’est pourquoi on ne saurait espérer le pardon d’un mort qui a été enterré avec la possibilité de l’accorder, de même que quiconque d’autre ne saurait l’accorder à la place d’un mort dans la mesure où il aurait résulté de la générosité de ce dernier, c’est-à-dire du cœur et du seul cœur de ce mort exclusivement.
Aucun vivant ne peut un moment récupérer le cœur d’un mort à dessein de manifester le sacrifice auquel ce mort aurait consenti de son vivant en renonçant à ses droits de poursuites pénales à l’endroit de son offenseur. Aussi doit-on éviter d’ôter la vie à une personne si l’on tient à se faire un jour pardonner par elle le mal qu’on lui a fait. Et dans le cas des personnes encore en vie, comme le pardon est un acte individuel, venant du cœur de chacune des personnes offensées, il n’y a pas de pardon collectif.
Enfin, souligne Vladmir JANKÉLÉVITCH, de la part d’une personne vivante offensée, le pardon est dénué de sens quand il manque la détresse, les remords, l’isolement, l’insomnie, la repentance. Le fautif doit reconnaître sa culpabilité et en souffrir, et c’est à cette condition seulement que l’offensé abandonne son orgueil pour se mettre au niveau de l’offenseur, se reconnaissant lui-même comme un pécheur potentiel.
Dans le contexte de notre pays, la République du Congo, qui un jour a entendu les gouvernants actuels, commanditaires et bénéficiaires égoïstes de la guerre de 1997 et de ses suites se repentir publiquement de ce crime contre l’humanité, en souffrir profondément et en demander sincèrement pardon aux populations congolaises qui y ont survécu, profondément traumatisées par les affres qu’elles ont vécues?
Or on ne peut pardonner que quand il y contrition de la part de l’offenseur, en excluant chaque fois du pardon le crime contre l’humanité qui relève, non pas de la générosité de l’offensé, mais des juridictions compétentes, de même que nul ne saurait pardonner en lieu et place d’un mort ou d’une personne autre que lui-même.
Appeler à pardonner autrement ne serait rien de moins que sacraliser le crime et les criminels en République du Congo comme nous l’avons fait par erreur en 1991.
Vladmir JANKÉLÉVITCH : Le pardon : http://www.philo.be/jankelevitch/index.php?page=pardon